Photo ci-dessus : Essaim en vol (© www.romseybeekeepers.com)
En observant un banc de poissons dans une rivière, du haut d’un pont, avez vous déjà remarqué avec quelle vélocité et quel ensemble ils changent soudain de direction ? Dans beaucoup d’espèces, les déplacements se font en groupe : migrations saisonnières, déplacements à la recherche de nourriture, retour à l’abri. Comment diable s’orientent-ils : prédisposition génétique, choix collectif, ou bien, comme pour les essaims d’abeilles, conduite par une partie restreinte du groupe ?
Un essaim c’est une partie (souvent la moitié) d’une colonie d’abeilles qui décide, généralement au printemps et sous la pression de diverses circonstances, de quitter la ruche d’origine et le peuple dont toutes faisaient partie, pour aller fonder une autre colonie autour de la vieille reine qu’elles emmènent avec eux. C’est un peu la scène décrite par Erckmann-Chatrian dans L’Ami Fritz : des colons en partance pour l’Amérique passent devant l’auberge (nous sommes dans le Palatinat) : « Ils chantaient en chœur : Quelle est la patrie allemande ? Et les vieux répondaient : Amérika, Amérika ! »
Ces quelques milliers d’ouvrières autour de leur reine-mère ont opéré une sorte de sécession, tandis que le restant du peuple originel, resté en place, va se reconstituer autour d’une reine-fille.
La décision a été mûrie, les esprits se sont échauffés, la succession a été préparée et les cellules royales mises en place, qui vont donner une nouvelle génération de futures reines. La reine-mère avait perdu l’habitude de voler depuis qu’elle passait son temps à pondre dans l’obscurité de la ruche sans jamais en sortir, mais elle a été soigneusement « préparée » par ses suivantes. Elles ont cessé de l’alimenter et l’ont fait courir sur les rayons, au besoin en la harcelant et en lui mordillant les pattes pour la faire aller plus vite ! Elle doit absolument maigrir pour pouvoir voler à nouveau. Le métier de reine n’est pas une rigolade surtout s’il faut lui ajouter la fonction de reproductrice ! Le choix de celles qui partent et de celles qui restent s’est fait dans l’obscurité de la ruche mais l’apiculteur attentif en a peut-être entendu un écho plaintif un soir précédent. Et soudain, « la ruche jette un essaim » comme on disait naguère. Les abeilles partent en masse, forment un nuage à l’extérieur du nid et ça y est : elles sont à la rue !
Il existe quelques rares cas dans lesquels le futur nid, parfois une ruche vide, un « piège à essaim » placé au bon endroit par l’apiculteur, a été repéré à l’avance, parfois même nettoyé à l’avance par les exploratrices. Martin Lindauer (retenez ce nom d’un élève et collaborateur de Von Frisch ; il faudra absolument en reparler) avait remarqué chez certaines butineuses marquées, avec lesquelles il faisait ses expériences, ce changement d’attitude avant l’essaimage. Brusquement les appâts sucrés du vieux professeur les intéressaient moins que les trous de mur ou du sol à l’égard desquels elles se comportaient comme une reine de bombus au printemps ! Donc, si un gîte possible a été déjà repéré et nettoyé, il sera alors occupé rapidement (moins de 30 minutes), dès la sortie du nid d’origine, l’essaim se posant à coté de la ruche piège et les abeilles rentrant ensuite dedans. Mais dans la quasi-totalité des cas, les exploratrices n’ont pas encore fait ce travail et l’essaim sorti de la ruche parentale va se regrouper, s’agréger en une sorte de ballon suspendu en général à une branche proche.
C’est de cette position intermédiaire qu’elles choisiront un nouveau nid. C’est la seconde priorité de l’essaim, la première étant probablement de protéger la reine qu’elles emmènent. Plusieurs centaines d’exploratrices vont partir à la recherche d’abris potentiels. Quelques unes seulement rentrent au bivouac avec de bonnes nouvelles et elles entreprennent d’indiquer la direction et la distance de ce qu’elles ont trouvé. Puisqu’il n’y a plus de rayons disponibles, la danse frétillante – oui, celle de Von Frisch – se performe à la surface même de l’essaim. D’autres exploratrices décodent et partent parfois à leur tour vérifier. A leur retour, la vigueur avec laquelle elles se lancent dans la campagne de propagande pour danser à leur tour en huit l’emplacement vérifié, en entraînera d’autres. La concurrence fonctionne et d’autres partis se créent pour vanter d’autres emplacements mais toutes les éclaireuses ont conscience de l’importance du choix : les danses sont plus rapidement abandonnées si l’éclaireuse n’est pas convaincue de l’excellence de sa trouvaille ; à l’inverse si elle pense avoir trouvé le bon emplacement, la danse durera beaucoup plus longtemps que pour la signalisation d’une zone de butinage. La campagne peut durer mais l’essaim finira généralement par arriver à un accord. Une fois cet accord obtenu, c’est-à-dire lorsque les éclaireuses ne font plus qu’une seule et même danse frétillante, l’essaim va devoir s’échauffer, physiquement pour bien voler, et moralement c’est-à-dire que les éclaireuses vont aussi transmettre l’information en bousculant la grappe, en la désagrégeant et en « réveillant » par des cris, des basculades, des bourdonnements, les autres membres de l’essaim. Celui-ci repartira alors vers son nouvel emplacement, pas forcément définitif.
Cet emplacement peut se trouver à plus de deux kilomètres mais tous suivent. Or seule une petite minorité – 5% de l’essaim peut-être – sait où se trouve, peut-être même a visité, le futur site. Les autres abeilles n’ont pas suivi les danses frétillantes, elles étaient occupées à réchauffer la grappe ou simplement indifférentes (ou stressées ?) dans la grappe et elles vont pourtant toutes partir sans hésitation ni erreur. Le ballon se défait et le nuage reprend son vol dans la bonne direction. Mais alors, comment font elles pour suivre, comment fait cette toute petite minorité, qui sait, pour guider la grande majorité qui ne sait pas ?
Martin Lindauer avait suivi et observé attentivement des dizaines d’essaims. Il avait remarqué que certaines abeilles semblaient voler plus rapidement que les autres, traverser le nuage en vol, puis se laisser rattraper et recommencer, toujours dans la direction que le nuage devait suivre. Martin Lindauer fut le premier à penser que ces petits bolides étaient les anciennes exploratrices devenues guides et meneuses de l’essaim. Depuis peu, et Madeleine Beekman a popularisé le mot, on utilise le terme anglais de streaker (en allemand Flitzer) pour désigner les éclaireuses qui ont cette conduite. On peut peut-être le traduire en français dans ce contexte par traceuse puisque les éclaireuses pointent ainsi la direction du nid futur. En fait le terme s’applique au départ à un coureur à toute vitesse, celui qui « bombe » dés le départ de la course, également au jet d’un essaim ou au départ d’un jet, mais, depuis les années 1970, on l’utilise plus particulièrement pour ces Anglais qui arrachent leurs vêtements pour se lancer complètement à poil sur les terrains de football au beau milieu du match ! Les mœurs britanniques – et surtout footballistiques – sont parfois plus curieuses que celles des abeilles !
L’essaim serait donc dirigé à la vue. Les abeilles du nuage remarquent forcément le bolide, la traceuse qui passe au dessus d’elles et leur montre la voie. Elle va suffisamment vite (jusqu’à trois fois plus vite qu’elles pour les plus rapides !) pour bien montrer une direction. Les traceuses en question ne travaillent pas en groupe et elles n’ont pas besoin d’être nombreuses. Elles se relaient et il y en a toujours une pour passer dans la partie haute du nuage. Il semble même, si l’on en croit les modèles mathématiques mis au point par Stefan Janson et Martin Middendorf de l’Université de Leipzig pour simuler leur fonctionnement, qu’elles sauront faire contourner les obstacles à leur nuage.
Ce guidage visuel aurait-il parfois des failles ? Il arrive que l’essaim s’arrête parfois en route et se pose, comme s’il était désorienté, fatigué ou hésitant. On voit alors les éclaireuses ranimer la flamme et reprendre, à même la grappe, la danse frétillante du départ mais corrigée, c’est-à-dire que les indications de cette nouvelle danse tiennent compte de la distance déjà parcourue : « On vous avait annoncé 1200 mètres à parcourir, vous en avez fait 800, il vous en reste encore 400 ! ». Dans un de ses ouvrages, Martin Lindauer raconte avoir vu un jour un essaim qui n’arrivait pas à se décider entre deux choix, s’envoler, se séparer en deux nuages divergents puis immédiatement se regrouper, redescendre et se poser à nouveau pour que les danses et la compétition entre les deux partis d’éclaireuses recommence.
Cependant, puisque les abeilles ont d’autres possibilités, un certain Avitabile avait aussi envisagé, 20 ans après les observations de Lindauer, l’utilisation par les éclaireuses de la phéromone de rassemblement, celle que secrète la glande de Nassanoff (ou Nasanov comme on l’écrit maintenant), non seulement à l’arrivée au nouveau nid (ça c’est un fait), mais également durant tout le vol précédent. Il pensait alors à un guidage odorant et non plus visuel. Pas si simple d’ailleurs, car cela supposerait en particulier un positionnement des exploratrices à l’avant du nuage pour mieux guider l’essaim en vol.
Que sait-on exactement aujourd’hui ? L’existence des traceuses qui traversent l’essaim pour indiquer la bonne direction a été confirmée par d’autres chercheurs tandis que diverses modélisations ont montré que cette minorité pouvait suffire à conduire un essaim dans la bonne direction. Bref, c’est tout à fait possible mais est-ce bien cela seul qui, de fait, constitue le mécanisme du guidage ?
Dans le cadre des recherches de Thomas Seeley, des chercheurs de l’Université Cornell à Ithaca (Etat de New York) avec Madeleine Beekman de l’Université de Sydney, dont mous avons déjà parlé ici, ont eu l’idée de relâcher des essaims sur divers emplacement aménagés. Les abeilles ayant pour principe de n’en faire qu’à leur tête, presque tous les emplacements n’ont pas bien fonctionné, à l’exception d’un seul, en bordure d’un vaste champ (300x880m) cerné de bois. Au centre de ce champ un grand arbre isolé avec une ruchette-appât soigneusement préparée contenant un vieux cadre vide et beaucoup de « sent-bon » pour abeilles. Les essaims étaient relâchés un par un, positionnés en hauteur sur un des bords du champ à 270 m de l’arbre en question, sur un emplacement préparé entouré de poteaux, avec des marques au sol et en l’air, des marqueurs quadrillant le terrain, bref tout un arsenal permettant d’évaluer visuellement les dimensions du nuage de départ et ses vitesses de déplacement. N’oublions pas les caméras au sol tournées vers le ciel pour photographier l’essaim à son passage et enregistrer les diverses vitesses des diverses abeilles et une palanquée d’outils dont ne disposaient pas les chercheurs du siècle dernier pour la prise et l’analyse des mesures et des images. Pour être certains que lesdits essaims n’allaient pas choisir de s’en aller ailleurs qu’au but préparé, (certains l’ont fait tout de même…) les danses sur l’essaim étaient soigneusement « monitorées » par les chercheurs, attentifs à ôter au fur et à mesure de la surface de l’essaim les exploratrices dont la danse leur paraissaient politiquement incorrecte, c’est-à-dire pointant une « mauvaise » direction ! Un peu comme ces pays démocratiques dans lesquels on interdit ou handicape tel ou tel courant mal en cour.
L’expérience consistait à comparer deux types d’essaims artificiels dont l’un aurait ses glandes de Nasanov scellées par un point de peinture (la glande est située entre les deux derniers tergites de leur abdomen) et l’autre une marque sur le thorax pour faire la différence. La méthode utilisée a permis d’obtenir un total de 6 essaims de 4000 abeilles chacun (ce qui est dans la gamme des petits essaims naturels). Le résultat est sans appel : la glande de Nasanov n’a pas besoin d’être utilisé par les éclaireuses qui montrent le chemin. Ce sont bien les éclaireuses-traceuses qui guident. Comme l’explique Madeleine Beekman : « L’étude contredit la théorie selon laquelle les éclaireuses relâcheraient des composants chimiques. Les abeilles regardent simplement au dessus d’elles les éclaireuses rapides qui leur indiquent la direction à prendre. Un genre de « suivez-moi » visuel. L’œil de l’abeille, tel qu’il est placé, lui permet de voir clairement ce qui se passe au dessus d’elle. Le trait formé par le passage de la traceuse pointe clairement la direction à suivre. En marchant au milieu d’un essaim, un humain peut lui aussi les voir. » Voila qui aurait réjoui le vieux Martin Lindauer.
Simonpierre DELORME ()Sources :
- JANSON, Stefan, Martin MIDDENDORF & Madeleine BEEKMAN : « Honey bee swarms: How do scouts guide a swarm of uninformed bees », Animal Behavior 70(2)349-358 (2005)
- BEEKMAN, Madeleine, Robert L. FATHKE & Thomas D. SEELEY : « How does an informed minority of scouts guide a honeybee swarm as it flies to its new home », Animal Behaviour 71 161-171 (April 2005)
- Madeleine Beekman : e-mail:
Compléments :
- Nos lecteurs qui lisent l’anglais trouveront sur Internet une étude comparative des procédures de crise utilisées par deux super-organismes (Apis mellifera et une certaine fourmi) pour trouver un nid. Les étapes essentielles sont les mêmes : collecte d’information, évaluation; élaboration d’un consensus, choix et mise en œuvre. Aussi bien chez les abeilles mellifères que chez les fourmis, des solutions pourtant différentes pour résoudre les dilemmes du choix rapide d’un logis durable pour une vaste population combinent sophistication et une étonnante simplicité :
FRANKS, Nigel R., Stephen C. PRATT, Eamonn B. MALLON, Nicholas F. BRITTON & David J. T. SUMPTER : « Information flow, opinion polling and collective intelligence in house-hunting social insects », The Royal Society, published online n31, October 2002 - On peut encore trouver, en allemand ou en traduction anglaise, pas en français hélas, les ouvrages de Martin Lindauer. Ne loupez pas l’occasion.
- C’est à Cornell que Thomas D. Seeley travaille sur le phénomène dit de « Swarm Intelligence » c’est-à-dire la résolution de problèmes cognitifs par un groupe d’individus qui mettent en commun leurs connaissances et font avancer le processus par interaction sociale. on connaissait déjà l’utilité du groupe pour la défense ou la capture de grosses proies. On l’étudie maintenant pour la résolution de problèmes cognitifs. Le thème transcende les insectes sociaux pour s’appliquer à certaines activités collectives d’autres animaux, y compris les humains évidemment. Thomas D. Seeley est l’auteur de The Wisdom of the Hive.(« La sagesse de la ruche ») Harvard University Press (1995)n et de Honeybee Democracy. (« La démocratie des abeilles mellifères ») Princeton University Press (2010).
Une suite a été publiée, sous le titre « Tu veux un coup de boule ? » dans le N° 735 d’Abeilles & fleurs de février 2012. Elle sera bientôt publiée sur ce blog.