Même dans la froidure humide de mars ou d’avril, l’intérieur d’une ruche reste bien chaud. Pour le réchauffer, et en particulier la zone du couvain, les abeilles utilisent l’appareil musculaire de leurs ailes, qu’elles font vibrer jusqu’à l’amener à une température de 40 °C, voire 41 ou 42 degrés pour les plus « bosseuses » lorsqu’elles chauffent une larve (en général à travers l’opercule en pressant leur thorax au-dessus, mais parfois aussi à travers les murs d’une cellule vide au milieu du couvain, dans laquelle elles se sont enfilées).
En été, durant les chaleurs, les abeilles rapportent des gouttelettes d’eau. Leur évaporation consommera de l’énergie et dégagera du froid qui permettra de rafraîchir les rayons. Elles maintiennent ainsi la température intérieure le plus souvent entre 33 et 36°C…
Cette régulation si consciencieuse profitera aux jeunes : ce n’est qu’à l’intérieur d’une zone étroite de températures que le couvain se développera de façon optimale. Un seul degré de plus ou de moins suffit à influencer la formation et le développement du cerveau de l’abeille. C’est ce qu’ont récemment montré les chercheurs du Département de physiologie du comportement et de sociobiologie de l’Université de Würzburg en Bavière.
Une zone du cerveau des abeilles analogue au cortex cérébral des mammifères ?
A Würzburg on se passionne depuis longtemps pour une zone bien distincte que les insectes possèdent au sommet du cerveau, reliée à celui-ci par un nerf central ou pédoncule, et qui leur permet l’apprentissage de leur environnement. Ces « corps pédonculés » (corpora pedunculata en latin, Mushroom Bodies ou MB en anglais, Pilzkörper en allemand) reçoivent les signaux de tous les organes sensoriels et émettent à leur tour des signaux vers les centres du cerveau qui contrôlent le comportement. Ce central d’information est responsable de l’apprentissage et de la mémoire chez les insectes.
Chez certains insectes, cet apprentissage est aussi rapide et souple que chez certains vertébrés. Divers circuits d’apprentissage existent qui impliquent la reconnaissance (et l’association à d’autres stimuli) des odeurs, des couleurs, de l’orientation dans l’espace, etc. Les corps pédonculés vont d’ailleurs grossir à un moment donné du développement de l’abeille – et seulement cette partie du cerveau d’ailleurs – afin que celle-ci puisse passer du travail dans la ruche au « service extérieur » ! L’équipe de Susan Fahrbach (Illinois Univ.) a mesuré un accroissement de 20% dans la sous-région réservée aux connections avec les signaux sensoriels qui arrivent. Or, chez les vertébrés, ce grossissement accompagne bien le développement de capacités cognitives. Pourquoi pas chez nos insectes ?
Les corps pédonculés sont composés de cellules semblables (340 000 chez apis mellifera selon Witthöft) avec des secteurs consacrés à l’odorat, à la vue, ou plus exactement à l’apprentissage des odeurs, à la mémoire des lieux, etc. (Selon les divers hyménoptères, les zones spécialisées seront plus ou moins importantes : apprendre les odeurs est plus important pour une fourmi que pour une abeille, pour une abeille que pour une guêpe. C’est l’inverse pour la vue). Ils passionnent les neurophysiologistes et les spécialistes de l’intelligence cognitive.
Des ouvrières différemment « douées » selon la température de leur développement
Dans le cas du couvain, la vigueur avec laquelle certaines cellules nerveuses se connecteront entre elles, dépend manifestement de la température du corps de l’abeille durant son développement. Le stade déterminant est celui de la nymphe qui voit la transformation de la larve en forme de ver en un insecte ailé.
A température normale, il faut 10 à 12 jours aux futures abeilles enserrées dans leur cocon soyeux, pour achever la transformation satisfaisante de leur corps. Si on n’accorde que 32°c aux nymphes pour ce faire, il faut alors souvent quelques jours de plus.
A première vue, ces « écloses sur le tard » semblent à leur naissance tout aussi saines et alertes que leurs sœurs qui ont pu se développer dans un environnement plus chaud. Pourtant, il semble que dans bien des situations, leurs facultés d’apprentissage et de communication soient nettement réduites.
Jürgen Tautz et ses collaborateurs avaient déjà signalé l’année dernière, dans les « Proceedings » de l’Académie Nationale Américaine des Sciences, ces différences de comportement en particulier dans le repérage des zones de butinage mais aussi le bon apprentissage et la bonne exécution de la danse frétillante. Les nymphes maintenues à 36° étaient nettement plus performantes. Celles maintenues entre 32 et 34 beaucoup moins douées. Dans une nouvelle livraison de la revue, les biologistes de Würzburg étudient la raison de ces différences, c’est-à-dire les changements à l’intérieur du cerveau de l’abeille que ces différences de chaleur entraînent.
Cette diminution des facultés d’apprentissage et de communication se mesure dans le cerveau.
Pour trouver comment des températures différentes agissent au niveau des cellules nerveuses, les scientifiques ont compté les zones de contact entre les cellules nerveuses, les synapses, en les marquant d’une couleur fluorescente. La transformation d’information met en jeu les synapses, la quantité de ces synapses mesure donc le « rendement » d’une région donnée du cerveau, en l’occurrence celui de différentes aires à l’intérieur des corps pédonculés. Dans ces corps, la zone qui transforme l’information olfactive se révèle particulièrement sensible à la température. Le nombre des synapses s’y modifie de façon sensible lorsqu’on abaisse ou qu’on augmente la température des nymphes d’un degré seulement. Une aire voisine, qui reçoit surtout des informations optiques, s’est révélée beaucoup moins sensible aux effets de la température.
Nouvelles questions
Dans la pratique, il est impossible pour une colonie de maintenir la température de la ruche totalement constante. D’ailleurs des fluctuations minimes autour des 34-35 degrés optimaux n’auront pas de conséquence. Mais lorsque les rayons sont différemment tempérés au centre et à la périphérie, ce sont des ouvrières différemment douées qui devraient s’y développer. Les abeilles éclos de nymphes « refroidies » rempliront parfaitement leurs tâches à l’intérieur de la ruche. Mais à l’extérieur, pour la récolte de pollen et de nectar, elles seront lamentablement défaillantes. Les équipes de Würzburg pensent qu’elles constituent ce petit groupe qui existe de fait, qui travaille sa vie durant à l’intérieur de la ruche et évite les vols extérieurs.
On peut se poser aussi une autre question : serait-il possible que les colonies d’abeilles conditionnent la température des nymphes selon les besoins de la colonie, dans le but précis d’élever des travailleuses qui seront tantôt plus casanières, tantôt plus entreprenantes?
Simonpierre DELORME ()
Sources :
- Communiqués de presse de la Bayerische Julius-Maximilians-Universität Würzburg : www.uni-wuerzburg.de/presse/mitteilungen
- Jürgen Tautz, Marco Kleinhenz, Brigitte Bujok, Fuchs (2003) : « Raumklimatisierung: Meisterleistung der Honigbienen. Heizbienen und ihr Verhalten im Brutnest », Imkerfreund 2003, 8-10.
- Jürgen Tautz, Sven Maier, Claudia Groh, Wolfgang Rössler & Axel Brockmann (2003) : « Behavioral performance in adult honey bees is influenced by the temperature experienced during their pupal development », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA (PNAS) 100, 7343-7347.
- Claudia Groh, Jürgen Tautz & Wolfgang Rössler : « Synaptic organization in the adult honey bee brain is influenced by brood-temperature control during pupal development », PNAS 101 (12), 4268-4273.
- Prof. Dr. Jürgen Tautz, tél : + 49 0931 8884319, e-mail :
- Prof. Dr. Wolfgang Rössler, tél : + 49 0931 8884313, e-mail :