Saint Ambroise est traditionnellement le patron des apiculteurs. A ce titre, les associations d’apiculteurs du monde entier, du moins celles de ce monde occidental qui a donné sa forme moderne à notre planète, vont retenir la date du 7 décembre pour tenir assemblées, ripailles et festivités. Profitons donc de l’occasion pour faire un tout petit peu d’histoire très ancienne.
Dans de nombreuses mythologies, les abeilles proviennent des dieux célestes. (Parler de dieux célestes n’est pas un pléonasme, il y a des dieux du ciel diurne, des dieux du ciel nocturne, mais aussi des dieux chtoniens et même des dieux infernaux). Chez les Egyptiens anciens, les abeilles, dit-on, provenaient des larmes du dieu Ra (le soleil) qui tombaient sur la terre.
Dans nos traditions européennes également, le miel vient des abeilles et les abeilles viennent des dieux. La mythologie galloise fait mettre bas à la truie Henwen, l’animal mythique qui a apporté les biens culturels, un grain de blé et une abeille. Cet insecte a évidemment une origine divine et il en reste des traces dans le droit gallois ancien. A. W. Wade-Evans, dans Welsh Mediaeval Law, 81, cite les « abeilles du paradis » (Bonhed gwenyn o paradwys pan yw).
Le miel qui nourrit, guérit et ne se corrompt pas, est un symbole de jeunesse, de santé et d’immortalité.
Surtout, dans la tradition indo-européenne, celle qu’on retrouve dans les cultures du monde indo-européen, de toutes ces langues qui ont la même origine, la même vue du monde, la même structure de pensée, des Indiens aux Germains, des Iraniens aux Celtes, des Slaves aux Italiques, le miel fournit une image de la bonne parole porteuse de savoir. C’est la « parole de miel » (meliglossos en grec, mâdhujihva en vieil indien), à laquelle s’oppose la mauvaise parole. Quand les épopées irlandaises parlent d’Ailill, fils de Carbadh, elles précisent qu’on l’appelle « Bouche-de-Miel » parce que les mots de science qui viennent de lui sont aussi doux que le miel. Le même surnom de Milbél s’applique à d’autres héros des sagas irlandaises comme Maine Milbel, Leogaire Milbel etc. Chez les Grecs, la célèbre Pythie du sanctuaire d’Apollon à Delphes était aussi surnommée “l’abeille de Delphes” puisqu’elle détenait une partie de la sagesse des dieux et Xénophon fut appelé “l’abeille d’Athènes.”
Ce miel, tellement important dans toutes ces traditions, n’est pas seulement une richesse domestique. C’est aussi un bien culturel qui se doit d’être totalement libre d’impuretés, d’autant plus que la consommation de l’hydromel peut parfois prendre un caractère rituel. Dans le récit gallois de Kulhwch et Olwen, Yspaddaden Penkawr exige un miel neuf fois plus doux que le miel du premier essaim, sans frelon ni guêpe dedans pour fabriquer le bragawd, une sorte d’hydromel, qui sera consommé lors du festin de noces d’Olwen. De même, la tradition de la lune de miel, de ce miel qu’on consomme durant les trente jours qui suivent le mariage, ne se rencontre pas que chez les anciens Teutons.
Dans nos traditions, dans notre longue mémoire, ceux qui seront un jour des savants et des maîtres dont l’histoire retiendra le nom, voient donc les abeilles s’installer sur leurs lèvres, voire dans leur bouche quand ils sont encore tout bébés. Ce fut le cas de Saint Ambroise, dit la Légende dorée, mais aussi celui de Platon, du légendaire roi Lalibela dans l’Ethiopie chrétienne, et de bien d’autres.
Saint Ambroise, magistrat d’origine puis évêque de Milan au 4ème siècle, fut donc d’abord ce qu’on appelle un docteur de l’église, théologien et catéchiste, auteur de plusieurs traités. On le représente avec une ruche – pour le don du feu de la parole – mais aussi le plus souvent avec de gros livres (en main ou dans lesquels il écrit) et, comme toujours, une mître et une crosse épiscopale. Ce docteur de l’église est toujours d’actualité puisque le pape Jean-Paul II cite un de ses écrits dans une exhortation post-synodale de 2003 (Pastores gregis).
Et maintenant fermons la boucle. Le nom d’Ambroise, en latin Ambrosius, signifie “immortel.”
Nombre de personnages historiques porteront ce nom (ou ce surnom) dans l’Europe romaine, en particulier un roi-devin qui fut rex inter omnes reges Britannicae gentis (ch. 48) de l’histoire des rois de Bretagne dans ses versions latine (Historia Regum Brittaniae de Geoffrey de Monmouth) et irlandaise (Lebor Bretnach). Ce sera aussi un surnom de l’enfant-prophète Merlin dans au moins un texte, mais aussi de Taliesin, poète archétypique des Brittons et incarnation de la parole poétique. Le nom Ambrosius a bien la même racine que celui de l’ambroisie, la nourriture d’immortalité des dieux du panthéon indo-européen (sanskrit : amrata “non-mort”). La boisson des dieux, dans notre tradition, est aussi un élixir d’immortalité, le néktar (“qui traverse la mort”). Ce n’est peut-être pas un hasard si le saint patron des abeilles et des apiculteurs porte ce nom. Voila un bel augure pour ceux qui voudraient absolument la mort de nos insectes.
On sait qu’il existe un autre saint patron des apiculteurs : Saint Valentin. Il fut médecin et martyr, protecteur des amoureux et protecteur de diverses cultures dans bien des coins d’Europe. On dit qu’il a été largement promu patron des amoureux par la grâce de l’église catholique qui a fixé sa fête le 14 février, la veille de la grande fête romaine des Lupercales, une fête de purification et de fertilité dont les rituels ne plaisaient guère à nos papes. C’est un saint bien sympathique à première vue, mais pourquoi diable est-il patron des apiculteurs ?
Simonpierre DELORME (- Gilles TETARD : « Le Sang des fleurs-une anthropologie de l’abeille et du miel » – Odile Jacob, Paris
- Philippe JOUET : « L’Aurore Celtique dans la mythologie, l’épopée, les traditions » – Yoran embanner, Fouesnant 2007
- Philippe JOUET : « Aux sources de la mythologie celtique » – Yoran embanner, Fouesnant 2007
- Dr Friedgard Schaper : « Süßer als Honig und Honigseim » – Deutsches Bienen Journal (décembre 2005)
Compléments :
- Pierre LEPIDI : « Lalibela, la Jérusalem des chrétiens orthodoxes d’Ethiopie » sur le blog Africamix.blog.lemonde du 07 septembre 2011
Une première version de cet article fut publié dans Abeilles & fleurs N° 689 de décembre 2007.