Le bourdon terrestre, c’est notre « cul blanc, » cette abeille sauvage, colorée, et encore plus poilue que la nôtre. Elle vit en petites colonies de 50 à 300 insectes dans nos campagnes et dans nos villes, et ses reines fondatrices sont celles qui apparaissent les premières au printemps, alors que d’autres espèces n’arriveront qu’un peu plus tard. Les énormes bourdons que l’on voit au printemps butiner et examiner les feuilles et le sol sont des reines fondatrices ; leur descendance sera constituée d’insectes plus petits ; les grosses reines fécondées – les nouvelles, celles qui ne pondront que l’année suivante – ne réapparaitront qu’avant l’automne, avant de trouver un refuge ou de s’enterrer pour l’hiver en hibernation. En région parisienne, on a vu cette année (écrit en juillet 2009) des reines terrestris de l’année prochaine dès la mi-juillet ; celles des autres espèces ne semblent pas encore être apparues.
Comme toutes les abeilles, le bourdon récolte lui aussi du pollen et du nectar qu’il entrepose à l’entrée de son nid, dans une grosse cellule ronde que le « jargon entomo » appelle d’ailleurs le pot à miel. En fait, ce miel-là est insuffisamment séché. Il contient trop d’eau pour avoir droit à l’appellation de « miel » selon les critères de l’Organisation Mondiale du Commerce. Il fermentera très vite et, à la mort de la colonie, à la fin de l’été, il fera la joie d’un prédateur quelconque. La martre, voire le blaireau, adorent les nids de bourdons, comme nous le pain d’épice. Du point de vue d’un apiculteur récolteur de miel, ce nectar de bourdon n’a aucun intérêt : quantités infinitésimales, dans de nombreux nids trop difficiles à localiser et impossibles à organiser, et de plus, un produit quasiment impossible à conserver.
Quoique… Cela pourrait peut-être constituer une délicatesse, eine Rarität, pour les desserts des banquets d’hyménoptérologues. Après tout, ce n’est pas beaucoup plus difficile à récolter que les langues de murène des Romains de la décadence. En tout cas, l’idée est encore libre de droits.
Le cousinage abeille mellifère-bourdon est bien ressentie dans notre patrimoine : le jarriais, le dialecte normand de Jersey, appelle ainsi bourdons à myi (à miel) les abeilles mellifères ; nombre de gens confondent encore bourdon Bombus et faux-bourdon mâle d’abeille : une situation gênante, d’ailleurs, que cette utilisation du même mot de base pour deux choses bien différentes, là où d’autres langues européennes différencient bien les deux (Hummel vs Drohne, bumble vs drone, abejorro vs abejon, sardon vs tad-gwenan).
Cependant, le bourdon terrestre a économiquement d’autres qualités. C’est, lui aussi, un pollinisateur indispensable et très efficace. Au début du printemps, lorsque les journées sont encore froides, à l’époque des premières fleurs de cerisier ou de mirabellier, la résistance du bourdon aux températures plus basses lui permet de sortir plus souvent que l’abeille mellifère, à plus forte raison si cette abeille mellifère s’est métissée d’italienne et qu’elle a ainsi perdu quelques unes des capacités de résistance aux températures plus basses que possède encore l’abeille noire de nos climats. Pour la même raison, le bourdon travaillera plus longtemps en fin de journée. Travailleur infatigable, moins intelligent (quoique la communication dans les peuples de bourdons semble encore assez élaborée, même si elle est peut-être plus difficile à étudier), il est doté d’une moindre mémoire par rapport à l’abeille mellifère. N’importe, le bourdon compense ce handicap par un travail acharné. Dans le même temps de référence, un bourdon visite sensiblement plus de fleurs que l’abeille mellifère. En outre, il dispose d’un avantage précieux et inattendu : Durant son vol ses longs poils vont se charger d’un charge électrostatique suffisante pour attirer et retenir des grains de pollen qui seront ainsi récupérés par une des fleurs suivantes qu’il va visiter. Rappelons que le bourdon, comme l’abeille mellifère, ne butine pas au hasard et qu’il continuera à visiter, au moins durant une partie de la journée, le même genre de fleur que celle par laquelle il a commencé son butinage. Rappelons aussi que lors de son passage sur la fleur, il laisse en général un marquage odorant qui empêchera les autres bourdons de chercher à butiner une fleur déjà exploitée. Bref le tout petit peuple des bourdons, même s’il ne fait pas le poids face à la multitude organisée d’une colonie d’abeilles, travaille avec conscience et efficacité à maintenir ainsi la biodiversité des espèces de fleurs qu’il visite.
Bref, les bourdons sont bien utiles et bien sympathiques, d’autant plus que leur langue plus longue et leur conduite particulière leur permet d’accéder à des fleurs plus profondes et plus creuses que notre abeille ne saurait pas polliniser. Si la petite pervenche blanche, Vinca minor, qui tapisse le sol de certains guérets, est une ressource très précieuse pour les abeilles mellifères en tout début de printemps, la grande pervenche bleue qui apparaîtra plus tardivement ne leur sera hélas d’aucune utilité : seuls les bourdons pourront y trouver leur butin.
En plus, lorsque le bourdon se retrouve coincé au fond d’une digitale par exemple, sa façon d’y faire vibrer ses ailes, qui va le couvrir d’un pollen qui se déposera automatiquement dans les fleurs suivantes, constitue une buzz-pollination très efficace. C’est un bruit très rigolo qu’émet souvent ainsi ce qu’en Martinique on appelle un vonvon.
Léon le Bourdon a évidemment fait partie des dernières mondialisations. Nos aïeux colonisateurs en partance pour les Amériques n’oubliaient jamais, dans leurs entreponts d’émigrants, leurs abeilles et leurs ruches, avec leurs graines de légumes, leurs germes de patates et leurs plants de fruitiers. C’est ainsi que nos mellifères sont parties conquérir le monde et y attraper de nouvelles maladies.
Mais nos aïeux ont appris aussi à connaître les limites de leur hyménoptère préféré. C’est ainsi que si les abeilles pollinisent le trèfle blanc, seuls les bourdons, grâce à leur langue plus longue, permettront aux fleurs du trèfle rouge de produire des graines et de se re-semer naturellement dans les prairies d’élevage des bovins. Charles Darwin a, le premier, mis en évidence la primauté du bourdon dans la pollinisation du trèfle rouge. Le bourdon a donc suivi, un peu partout dans le monde, l’implantation de la vache et du trèfle rouge nourricier, en Amérique du Sud comme en Australie. Différentes sortes de bourdons, mais particulièrement le terrestre, plus gros et plus résistant.
Ces Bombus terrestris étaient issus de telle ou telle race, car le terrestris est une espèce qui a plusieurs races : Notre « cul-blanc » à nous est le Bombus terrestris terrestris qu’on retrouve dans toute l’Europe du Nord Ouest, celui des Iles britanniques est le Bombus terrestris audax, le B. t. ferrugineus vit en Espagne, le B. t. lusitanicus occupe la Péninsule ibérique et le calabricus vient d’Italie. Une diversité très similaire à celle d’Apis mellifera mellifera (noire), A. m. ligustica (jaune, italienne), carnica (grise, slovène, carnique), caucasica (caucasienne) etc. que la mondialisation et les exigences des éleveurs et des apiculteurs productivistes met évidemment en danger. On lira sur ce thème l’article de Gilles Fert (cf infra « souces »)
Il s’est alors passé ce qui se passe souvent. Arrivé au Chili en 1998, par quelques cols des Andes moins élevés (mais nous savons que le bestiole est résistante au froid) le bourdon terrestre a été signalé en Argentine dès 2006. Introduit en Nouvelle Zélande en 1885 (l’abeille mellifère y date de 1839), le bourdon terrestre a réussi à arriver jusqu’en Tasmanie. Les résultats de ces implantations intéressent particulièrement les généticiens car l’héritage des populations de telle ou telle région s’est évidemment appauvri à chaque fois que seuls quelques reines ou quelques peuples réussissaient l’implantation. La diversité génétique comparée en Grande Bretagne, en Australie puis en Nouvelle Zélande et enfin en Tasmanie s’amoindrira à chaque étape. Ce qui veut dire que ces populations devraient rapidement par consanguinité s’appauvrir, dégénérer et disparaître, sauf si … Sauf si les premières populations arrivées étaient particulièrement robustes, ce qui semble avoir été le cas en Tasmanie. Sauf si le « régime alimentaire » (est-ce le bon terme?) du bourdon terrestre qui est large, lui facilite l’adaptation aux espèces locales, à l’inverse de telle ou telle abeille solitaire inféodée à une ou deux espèces particulières de plantes, qui disparaît rapidement si la plante disparaît. Sauf si le système particulier aux hyménoptères, de l’haploïdie-diploïdie, qui donne des mâles haploïdes sans chromosome venant du père, entrainait une sélection radicale des allèles délétères dans cette population réduite, ce qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse. Sauf si les rares arrivants s’étaient (en cours de route ? ou bien dès le départ) débarrassés de la plupart des parasites qui infestaient les populations des pays d’où ils provenaient, ce qui semble bien être le cas, mais c’est là encore un coup de chance. Cette étonnante sélection naturelle, cette régénération d’une espèce, a permis une implantation qui semble solide et durable. Le bourdon terrestre en Tasmanie ne s’est pas contenté de rester dans les zones habitées dans lesquelles il trouvait une flore souvent d’origine européenne, il s’est répandu rapidement dans les jungles, les montagnes et les forêts de Tasmanie avec un réel succès. Jusqu’où cette implantation menace-t-elle les nombreuses espèces locales d’abeilles solitaires, de plus petite taille, qui restent bien inféodés à une flore locale très spécifique ? On ne sait pas mais le danger est certain.
Au Japon, c’est à partir de Bombus terrestris échappés des colonies spéciales de pollinisation qu’on installe dans les serres (de fraisiers, de kiwis etc.) que notre bourdon s’est répandu dans les années 90. Parce qu’un reine de bourdon terrestre produit en moyenne 4,4 fois plus de nouvelles reines que les espèces locales de bourdons, celles-ci sont rapidement éliminées. Comme les Peaux-Rouges d’Amérique du Nord mourant des maladies européennes auxquelles leur organisme ne savait pas résister, les bourdons japonais ont dû affronter des parasites exotiques apportés par notre bourdon terrestre. Le gouvernement japonais s’est vivement ému de cette peste qui entrainait directement ou indirectement la disparition de nombreuses espèces d’insectes et de plantes typiques. Une récente étude de la revue Apidologie semblerait indiquer que dans les régions colonisées la disparition des concurrents a entrainé une densité un peu plus forte des nids de bourdons terrestre par rapport à ce qu’on trouve dans les pays d’origine. Le rayon habituel de butinage d’un nid de bourdons est de 800m environ contre 5km pour un peuple d’abeilles mellifères. D’accord c’est plus petit, mais il s’active !
Sources :
- Frankfurter Allgemeine Zeitung (08 avril 2009) : « Europäische Hummeln setzen Arten in Japan zu ».
- Australian Hydroponic & Greenhouse Association : « Proposal to import Bombus terrestris into Mainland Australia for Crop Pollination purposes »
« Executive Summary » - HINGSTON Andrew B., HERRMANN Walter, JORDA Gregory J. (2006) : « Reproductive success of a colony of the introduced bumblebee Bombus terrestris (L.) (Hymenoptera: Apidae) in a Tasmanian National Park » Australian Journal of Entomology Vol. 45 N°2 (mai 2006) (lire le résumé ici)
- FERT Gilles : « Quelle race d’abeilles choisir? » Abeilles & fleurs N° 722 de décembre 2006 – Pour lire l’article et les autres « articles pour débutants en apiculture » de la série « le pas à pas, » allez sur le site de Gilles Fert
- NAGAMITSU Teruyoshi & YAMAGISHI Hiroki (2009) : « Nest density, genetic structure, and triploid workers in exotic Bombus terrestris populations colonized Japan » Apidologie Vol.40 N°4 www.apidologie.org
Publié pour la première fois dans Abeilles & fleurs N° xxx de XXX XXXX