Les abeilles mellifères africanisées (AMA), les fameuse abeilles tueuses de la presse à sensations, constituent toujours une préoccupation pour l’agriculture américaine, les apiculteurs et parfois même le grand public. Au ministère étatsunien de l’agriculture (USDA) les bulletins du service de recherches agricoles (ARS) fournissent régulièrement un état des lieux de l’invasion par les AMA du Sud des Etats-Unis. La première version de cet article, publiée en décembre 2007 dans la revue de presse d’Abeilles & fleurs, s’était bâtie autour du N° 55/2 de février 2007 de l’Agricultural Research Magazine, le mensuel scientifique du ministère. Aux Etats-Unis, l’affaire est sérieuse : Les forces armées étatsuniennnes ont publié en 2004 un manuel de consignes pour les militaires, traitant des abeilles, en particulier des abeilles africanisées, et de la manière d’éviter tout problème ; les états, les villes, les associations d’apiculteurs, les écoles, les sociétés de désinsectisation, tous ont fait de même !
On connaît leur histoire : l’importation en 1957, par un crétin brésilien, d’abeilles africaines (Apis mellifera scutellata) très agressives et très essaimeuses. Elles vont rapidement s’hybrider avec les abeilles européennes (bien que de race distincte, elles font partie de la même espèce) et se répandre dans toute l’Amérique du Sud puis l’Amérique centrale. Apparues en 1990 au Texas, elles sont maintenant installées dans 11 états du Sud, de la Louisiane (elles ont franchi le bras de mer du Golfe du Mexique) à la Californie et elles semblent repartir.
La situation n’est pas simple : Toute méthode de destruction des AMA, que les Américains appellent AHB (Africanized Honeybee), est susceptible de détruire en même temps les abeilles mellifères européennes (AME ou EHB) importées dans les années 1600 et 1700 par les premiers colons avec les premiers plants des cultures qu’elles pollinisent aujourd’hui, soit 130 plantes importantes pour l’agriculture, des fruits, des noix, des légumes etc.
La demande de locations de peuples d’abeilles pour la pollinisation augmente chaque année. En 2006, la seule Californie a utilisé plus d’un million de colonies pour sa seule production d’amandes, évaluée tout de même à 2,34 milliards de dollars (1,7 milliards d’euros).
C’est pourquoi le ministère s’intéresse à la conduite des colonies dans les zones africanisées ou dans les zones où on attend prochainement les AMA. Le grand public est également formé : comment soigner des piqûres d’abeilles en grand nombre, comment protéger les animaux de compagnie, comment vérifier les arbres et buissons de votre propriété avant de tondre la pelouse, etc.
Le ministère fait aussi un travail d’éducation auprès des politiciens, des municipalités, des comtés, des états, que le souci de protéger leur population et leurs ressources touristiques amène parfois à des réactions idiotes. Il a fallu expliquer à quelques municipalités de Floride que l’interdiction des apiculteurs sur leur territoire était une mauvaise idée, non seulement pour les cultures mais aussi parce qu’il vaut bien mieux, pour limiter l’avance de l’abeille africanisée, maintenir la niche écologique correspondante remplie de colonies européennes fortes, en bonne santé et au stock génétique non pollué.
Les producteurs de reines et d’essaims de Floride et des nouveaux états touchés par le métissage doivent maintenant trouver une méthode pour éviter l’africanisation de leurs souches. Les chercheurs du ministère, associés au Centre de recherches apicoles Carl Hayden de Tucson en Arizona, chargé de suivre et de ralentir l’avancée de l’AMA, publient deux fois par an, une carte qui donne le dernier état du front.
Jusqu’où iront les africaines ? Il n’y a pas que l’essaimage naturel : on se souvient que les africaines essaiment beaucoup plus volontiers et plus souvent que les européennes et que ce caractère se transmet à leurs hybrides (on peut relire à ce sujet Allez Rex, attaque! dans Abeilles & fleurs de novembre 2005) car il faut aussi tenir compte de la dispersion assistée par bateau, train, camions : C’est probablement ainsi que les AMA sont arrivées en Floride, un état pourtant isolé par la mer (le Golfe du Mexique) des autres états du Sud. Parce que les AMA peuvent envahir, submerger et réduire des colonies mellifères installées, elles pourraient facilement s’installer dans une ruche située bien au nord sans qu’on les repère tout de suite. La différence à l’œil est pratiquement nulle et c’est surtout leur comportement – et les études génétiques qui s’ensuivent – qui permettent de les repérer.
Il y a quelques années, un essaim installé dans des conduites de pipe line était arrivé d’Amérique du Sud jusqu’au Maine (soit 400 km au nord de New York) par bateau puis camion, avant d’être repéré et détruit.
Diverses études ont tenté d’estimer jusqu’où pourraient « monter » les africaines, sur la base de la durée des hivers selon les latitudes. On a pris pour base de raisonnement l’hypothèse suivante : une colonie d’africaines qui ne butine pas durant trois mois d’hiver doit normalement périr de faim.
Les africaines ont plusieurs avantages dans la lutte pour l’espace vital qui les oppose aux européennes :
– une émergence plus précoce des reines (dans les jeunes futures reines pondues par une reine métisse, celles dont le père est un faux-bourdon africain ou métis écloreront plus tôt, ce qui leur donne un immense avantage pour le combat des reines),
– une croissance plus rapide des colonies,
– une meilleure résistance à Varroa (on cherche à savoir si c’est une affaire de durée de transformation des faux-bourdons par exemple ou un comportement différent, voire une résistance génétique).
On aurait même récemment mis en lumière quelques facteurs étonnants. Ainsi une reine européenne inséminée par les spermes d’un même nombre de faux bourdons africains et européens, utilisera préférentiellement celui des faux bourdons africains, qui va fertiliser les deux tiers de la descendance !
L’avancée se poursuit donc. En Arizona, par exemple, le taux de colonisation annuel des ruches par les abeilles africaines peut atteindre 20 à 30% selon Gloria DeGrandi-Hoffman du Centre Carl Hayden. Les études génétiques, bien aidées par notre nouvelle connaissance du génome de l’abeille, montrent également que l’ADN des africaines (mitochondrial comme nucléaire) prend nettement le pas chez les hybrides AMA jusqu’à éliminer pratiquement celui des européennes. En clair, le métis se recentre génétiquement sur sa souche africaine.
Dans ces conditions les précautions à prendre par les apiculteurs, telles que le rappelle le ministère étatsunien de l’agriculture, sont bien claires : remérer systématiquement avec des reines européennes, inséminées par des faux-bourdons européens, achetées à des éleveurs fiables, clairement marquées avant leur introduction dans la colonie. Dès qu’une colonie devient difficile à conduire, remérer à nouveau sans attendre. Ceci concerne aussi bien les professionnels que l’apiculteur du dimanche.
Nous n’avons pas d’africaines chez nous, par chance. Pourtant, chez nous aussi, le métissage désordonné de nos abeilles noires (ou ex-noires) avec des reines issues de races diverses, italiennes, caucasiennes, carniques, voire Buckfast, souvent réputées plus douces à l’origine que nos noires, semble donner rapidement – sauf contrôle strict – des hybrides plus difficiles à conduire, alors même que nous cherchons à réhabituer au voisinage des insectes un public apeuré par tout ce qu’il ne connaît pas.
Comparez les photos des apiculteurs d’il y a un siècle avec celles des apiculteurs d’aujourd’hui : Est ce seulement l’évolution de la mode, ou la baisse du prix du tissu, qui les a transformés en scaphandres lunaires ? Ne faudrait-il pas réfléchir et réagir avant que la niche écologique de nos abeilles indigènes ne soit envahie ?
Sources :
- USDA : « Africanized honeybees, a concern, not a Hollywood Villain » : www.ars.usda.gov/
- Utah County Beekeepers Association : « Africanized honeybees » : http://www.utahcountybeekeepers.org
- Utah County Beekeepers Association : Communiqué de presse di 1er mars 2009 (« Africanized honeybees ») avec quelques jolies photos de Neil Shelley (dont un frelon bald faced hornet) et une carte des habitats potentiels de l’AMA aux Etats-Unis (Suitability index) Mais le commentaire de mars 2009 est erroné, là où il considère que l’hybridation avec les abeilles mellifères européennes, dans les zones où elles sont nombreuses, devrait atténuer la dangerosité de l’hybride. Diverses études ont montré le « recentrage » génétique des hybrides vers les africaines : www.utahcountybeekeepers.org
- Armed Forces Pest Management Board :Technical Guide N°34 (août 2002) « Bee Resource Manual with emphasis on the Africanized Honeybee » : www.phsource.us
Une première version de cet article avait été publiée à l’origine dans la rubrique « Revue de presse » d’Abeilles & fleurs N° 689 de décembre 2007. Elle a été actualisée et re-documentée en août 2011. On peut aussi relire sur ce blog Allez, Rex, Attaque ! qui compare les comportements de défense des européennes et des africanisées.