Nous ne parlons pas ici de jazz mais de température et de couleurs. Ce n’est pas sur ces superpollinisateurs que sont nos abeilles mellifères, qu’on a fait cette étude, il y a déjà quelques années, mais sur leurs cousins, plus rustauds, plus patauds, plus sociaux tout court peut-être qu’eusociaux, que sont les bourdons Bombus.
Leur contribution à la pollinisation intéresse de plus en plus de monde. Leur exposition aux produits toxiques, aux maladies exotiques et aux parasites mondialisés, inquiète tout autant. Les pesticides ne sont pas des tueurs qui ciblent très précisément et Varroa fait parfois des incursions inattendues.
On ne conduit guère de ruche de bourdons bien sûr, il faudrait pour cela capturer les fondatrices une à une au sortir de leur repaire hivernal et elles ne choisiraient pas forcément de rester là où on les mettrait. De plus, à qui cela servirait-il ? Qu’est ce qu’un nid de bourdons par rapport à nos abeilles ? Au vu de la quantité d’ouvrières, au vu du rayon d’action, au vu de la durée de vie du nid, au vu des produits, pardon de l’absence des produits, de la ruche… que dalle !
Pourtant dans les printemps un peu frais – peut-être bientôt d’actualité, après un automne du même tabac ? – les bourdons servent bien à la pollinisation de nos fruitiers, à tel point que dans certains pays d’Europe du Nord ou de l’Est, les particuliers commencent à installer des caisses destinées à attirer les reines en quête de gite au printemps, dans leur petit verger familial. Mais ce sont surtout les gros horticulteurs sous serre qui apprécient les boites à bourdons. Ils vont les acheter par centaines aux laboratoires qui ont mis au point les méthodes permettant de faire « sauter » l’hiver aux reines fécondées car ces boites sont pleines d’une génération de Bombus terrestris dont la centaine d’ouvrières va travailler pendant un bon mois sur les fraises, les kiwis, les melons, sans relâche et sans stresser le jardinier puisque le bourdon, s’il sait piquer comme toute abeille (femelle du moins) ne daigne que rarement le faire.
Et une boisson chaude, une !
Comme les autres insectes, les bourdons sont des animaux à hémolymphe froid. Pour partir butiner dans la froidure (juste au dessus de zéro parfois) les bourdons font provision de nectar bien sucré, soit directement sur la fleur, soit dans le « pot à miel » cette grosse cellule ronde rempli de nectar un peu asséché à l’entrée du nid. Mais cela n’ira pas plus loin. Ce nectar un peu pâteux ne sera jamais complètement travaillé pour faire du vrai miel, puisque nos abeilles-bourdons n’ont pas besoin de provisions pour l’hiver. D’ailleurs la trophallaxie, qui contribue aussi à l’assèchement du nectar chez Apis mellifera, n’est guère pratiquée chez ses cousines. Mais même à des températures très basses, le bourdon, tout comme l’abeille, sait faire jouer ses muscles pour dégager de la chaleur. Il montera ainsi sa température corporelle à plus de 37°C (42°C chez notre abeille).
Notre bourdon a aussi trouvé une riche idée pour éviter de gaspiller sa chaleur quand il ramasse du butin. Il semblerait qu’il recherche les nectars plus chauds que d’autres. On a commencé à vérifier la chose en lui proposant le même mélange sucré, au même dosage, dans d’horribles fausses fleurs en plastique, mais à diverses températures. On a pu constater rapidement que la préférence des bourdons ainsi testés allait définitivement aux boissons plus chaudes et qu’ils négligeaient les autres. Pour être bien certain de la chose, on a placé ces nectars dans des « fleurs » de couleur différente et nos insectes ont rapidement appris à discriminer entre les couleurs et à préférer ensuite les récipients dont la couleur pouvait permettre de penser que le nectar y était plus chaud.
Les éthologues adorent faire ce genre de niches à nos malheureux insectes, mais c’est pour la bonne cause, bien sûr. Et quoi de plus amusant que d’inverser ensuite les couleurs du nourrissement froid et celles du chaud ? Quand nos bourdons vont-ils repérer que les règles ont changé ? Très vite de fait, et ils vont s’adapter très vite aussi à la nouvelle règle, rapidement maîtrisée et utilisée.
On savait déjà que certains insectes plus sédentaires, certains scarabées, aimaient bien s’enfouir dans des fleurs plus chaudes que d’autres dans les forêts tropicales, des fleurs qui utilisaient une réaction chimique pour dégager de la chaleur. Mais on n’avait jamais vérifié le cas des pollinisateurs qui passent de fleur en fleur.
D’où cette hypothèse logique que, au cours de l’évolution, certaines fleurs ont développé des possibilités nouvelles pour attirer les pollinisateurs en plus grand nombre et maximiser ainsi leurs chances de fécondation croisée et leur reproduction. Cela donne à ces fleurs un avantage. Les pollinisateurs vont en repérer la couleur et les privilégier d’entrée de jeu. Mais il y a d’autres conséquences logiques : le versant froid d’une montagne, l’ubac à l’ombre, au Nord, sera sans doute moins bien pollinisé que le versant chaud, l’adret au soleil, au Sud. Pour cette raison et pour d’autres, on n’y trouvera pas la même végétation, ni la même faune pollinisatrice d’ailleurs.
Une structure qui aide à chauffer la fleur
Ceci explique aussi le nombre de caractéristiques qu’ont développé les plantes pour que leurs fleurs restent plus chaudes que ce qui les environne. Si une minorité utilise même un métabolisme qui leur permet de générer une certaine chaleur (tout comme des animaux), beaucoup d’autres se sont contentées de développer une forme particulière qui leur permet de ramasser plus d’énergie solaire, et éventuellement de suivre la course du soleil pour améliorer encore cette captation. Jusqu’ici on pensait que cela permettait seulement à la fleur de renforcer sa couleur, et donc son attrait pour le pollinisateur.
Lars Chittka, un ancien de Würzburg à l’université de Londres, Adrian G. Dyer dont nous avions déjà parlé plusieurs fois ici et Heather Whitney, botaniste cellulaire à l’université de Cambridge, ont ainsi expliqué, avec leurs collègues, pourquoi les cellules des pétales de fleur étaient en général des cellules en forme de cônes qui permettaient de concentrer la lumière du soleil et de chauffer ainsi la fleur, ses pétales et son nectar.
Dans la nature, les bourdons associent rapidement les nectars à ramasser avec les couleurs les plus sombres, en général mieux aptes à absorber la chaleur du soleil : pourpre, bleu, etc.
En tout cas, lorsque notre abeille-bourdon rentre au nid, elle va pouvoir y pratiquer son équivalent bombusien de la danse frétillante de l’abeille mellifère. C’est un équivalent particulièrement rustique et démonstratif (un peu comme le gopak oukrainien par rapport à la valse viennoise) mais très efficace en tout cas pour prévenir tout le nid. En fait la danse prévient les butineuses qu’elles peuvent trouver à proximité quelque chose d’intéressant. C’est tout, car elle ne précise absolument pas où exactement, ni en azimut ni en distance. Dans l’évolution, le bourdon est peut-être antérieur à l’abeille, en tout cas sa danse est beaucoup moins élaborée. Mais lorsqu’elle court en tous sens dans le nid, il est possible que notre abeille-bourdon ne pense pas seulement à la richesse en sucre de la nourriture qu’elle annonce, mais aussi à sa température.
Sources :
- Adrian G. Dyer, Heather M. Whitney, Sarah E. J. Arnold, Beverley J. Glover & Lars Chittka : « Behavioural ecology : Bees associate warmth with floral colour » in Nature du 3 juin 2006 p. 525
- Compléments sur les bourdons : Simonpierre Delorme : « Les bourdons, des abeilles pas comme les nôtres » dans Abeilles et fleurs N° 704 à 708, avec une bibliographie