Le « Bombus » ce gros bourdon rond et poilu qui bombine allégrement dans des climats parfois très froids, est aussi une abeille sociale. Mais la taille de ses peuples est sans rapport avec celle des colonies de notre abeille mellifère. C’est un insecte annuel dont les reines fondatrices vont émerger au printemps de leur hibernation pour récupérer des forces et aménager un nid.
L’aménagement du nid
Dès que leur choix est fait, elles commencent à rassembler des débris de mousse, de feuilles mortes, d’herbe, qui serviront au confort à l’intérieur du nid mais également à en camoufler l’entrée. Car la concurrence est rude à ce moment de l’année avec les autres espèces, voire à l’intérieur de l’espèce avec d’autres reines en quête elles aussi d’un bon emplacement. On pense qu’un certain nombre de nids, un sur 10 peut-être, est en fait conquis de haute lutte dans des combats entre reines.
La reine qui a trouvé un nid possible devra donc l’aménager et le défendre. Elle y installera une sorte de réserve de nectar pour sa période de couvaison, une grosse cellule en forme de pot rondelet ou d’écuelle très creuse à l’entrée du nid qu’on appelle le « pot à miel ». L’aménagement peut durer plusieurs jours mais la reine pourra alors commencer à couver sans avoir besoin de sortir pour se nourrir. Elle rapporte également du pollen dans lequel elle pondra une première dizaine d’œufs installée dans une autre grosse cellule ronde faite de cire brunâtre. Une étude de Jacobus Boomsma, des Universités de Copenhague et d’Utrecht, référencée dans la première partie de cette synthèse, dans le numéro précédent d’Abeilles et fleurs, permet de penser que plus l’hibernation a été longue, plus le nombre d’ouvrières de 1ère et de 2ème génération sera grand.
La reine recouvrira œufs et pollen de la cire qu’elle secrète et s’installera sur les œufs pour les couver en les réchauffant, toujours à l’aide de la musculature de ses ailes qu’elle fait fonctionner pour l’amener à une température de plus de 30°C sans que les ailes elles-mêmes ne bougent et sans qu’on entende quoique ce soit. C’est à la respiration forte et régulière du thorax qu’on voit que le bourdon se réchauffe et/ou réchauffe le couvain. On voit l’insecte « pomper » exactement comme une abeille mellifère qui couve ses futures sœurs. Quand les bourdons couvent, ils peuvent faire monter la température du couvain à 38°C (l’abeille mellifère monte jusqu’à plus de 40°C et on en a vu atteindre 42°C).
Dans le nid, les « couvertures » de cire et de mousse sont régulièrement renouvelées et la température est maintenue en général entre 30 et 33°C.
En 4 à 5 jours les œufs donneront des larves qui se nourriront du pollen sur lequel elles reposent, avant que la mère elle-même prenne le relais pour les nourrir et leur aménager des cellules individuelles à l’intérieur de la grosse cellule collective. La reine va reprendre les sorties hors de la ruche pour rapporter du pollen (jusqu’à 30 sorties par jour !) Les larves grandiront en 4 mues (un insecte qui a un exosquelette est obligé de muer pour grandir) et, au bout d’une semaine, s’enrouleront dans un épais cocon pour devenir nymphes (pupes). Comme chez l’abeille, la reine va à nouveau dégager les cocons pour bien les couver. La transformation en imago (insecte final ou insecte parfait) dure 12 à 14 jours supplémentaires au bout desquels la mère grignotera la cire qui recouvrait l’ensemble pour libérer la première génération de nouveau bourdons. Au total la première génération naît 3 semaines après la première ponte (dont une semaine de nourrissement et une semaine de métamorphose de la nymphe).
Les nouvelles venues sont toutes des ouvrières, des femelles stériles plus petites, qui vont s’occuper du nouveau couvain car la reine a repris la ponte qui va durer jusqu’à la fin de l’été. Certaines seront trop petites et trop faibles pour vraiment devenir des butineuses, surtout si l’été est mauvais, et elles ne quitteront pas le nid leur vie durant. Elles s’occuperont de l’aménagement du nid et de la plupart des soins à donner au couvain. Mais d’autres ouvrières plus solides vont apparaître et vont prendre en charge la collecte du pollen et surtout du nectar. Car le nid a besoin de se nourrir et même de stocker quelques provisions pour les journées de mauvais temps toujours possibles même en été. Pourtant la reine continue la construction de nouvelles cellules dans lesquelles elle mettra des réserves et pondra chaque fois quelques œufs et il ne semble pas que les ouvrières l’aident beaucoup dans cette construction.
Reine ou Alpha ?
Plus le peuple grossit et vieillit, plus les réactions entre les ouvrières et la reine sont parfois tendues, parfois même franchement conflictuelles. Il s’agit moins des butineuses qui se tuent littéralement au travail et que les prédateurs déciment, que de ces ouvrières domestiques « moins douées » ou plus petites qui ne quittent jamais le nid. Cette catégorie d’ouvrières « casanières » existe aussi chez les abeilles mellifères mais elle est bien moins importante et l’abeille est un animal flexible : à chaque situation nouvelle, à chaque besoin soudain, le peuple saura s’adapter et se répartir différemment le travail pour plus d’efficacité. Ce n’est pas le cas des bourdons : les ouvrières casanières restent au nid même en période de disette ou de forte miellée. Et tandis que les courageuses butinent « aux postes avancés de l’Empire », les domestiques du palais paressent et complotent. Elles vont développer entre elles des rivalités « de cour » et toute une stratégie d’ « avancement social ». Cela aura deux conséquences :
- la création d’une hiérarchie interne au nid. Ce sera facile car, à l’inverse de l’abeille mellifère, à l’intérieur du nid, chaque bourdon à sa propre odeur, différente de celle des autres et qui devient même de plus en plus forte à mesure que le peuple s’accroît. Rapidement une hiérarchie se mettra en place entres les « fonctionnaires » du nid. Les ouvrières les plus dominantes vont prendre le pas sur les autres pour des raisons mal connues où la force, mais aussi l’ancienneté de l’ouvrière, comptent beaucoup, d’autant plus que certaines ouvrières de la première portée arriveront à vivre au delà de l’extinction du nid soit près de 6 mois de vie (la norme est d’un mois !). Cette hiérarchie fonctionne en permanence dans l’obscurité du nid et chaque bourdon sait parfaitement quand et à qui il doit céder le pas !
- une rivalité pour bâtir des cellules et y pondre. Plus le temps passe, plus les principales dominantes (la demi-douzaine d’ouvrières formant la cour qui entoure la reine en permanence), vont essayer de prendre la place de la reine, c’est-à-dire qu’elles vont vouloir à leur tour bâtir des cellules pour y pondre un jour, cellules que la reine détruira immédiatement ! Il arrive aussi que les ouvrières dégagent et mangent certains œufs pondus par la reine (on pensait naguère que ces œufs étaient infertiles ou mal formés, mais aujourd’hui on teste d’autres théories). Chez les abeilles mellifères, qui ont les mêmes pratiques de policing, cela est plus réduit, la reine n’intervient pas directement et tout semble se faire sans trop de tension (quoique… ). Chez les bourdons, la dispute entre ces ouvrières dominantes et la reine éclate immédiatement. La reine voudra réaffirmer son pouvoir, elle voudra « répondre » ! Si quelques ouvrières dominantes ont réussi à pondre, elle ira a son tour manger leurs œufs.
En fait l’exclusivité de la reproduction par la reine n’est pas aussi assurée chez les bourdons que chez les abeilles mellifères. Au départ, seule la femelle fondatrice (et la seule fécondée) pourra pondre mais cette exclusivité sera remise en cause à mesure que le temps passe. Les phéromones « castratrices » de la reine des bourdons, dont la présence inhibe la reproduction des ouvrières, fonctionnent beaucoup moins bien que chez l’abeille. La reine compense par les substances qu’elle fournit aux jeunes larves mais l’effet de ces substances est moins fort et moins durable. Et tandis que la reine vieillit et que ses phéromones s’affaiblissent, la colonie grandit, les hormones des dominantes augmentent et couvrent de plus en plus celles de la reine.
Pourrait-on dire que la reine bourdon est surtout une dominante ? A l’intérieur d’un petit groupe, elle n’est souvent que « le plus grand des sauvages qui paraissait être leur chef » comme disaient les récits d’explorateurs du siècle dernier, ou « l’alpha » comme disent les éthologues. Ce sont ses phéromones qui marquent l’entrée du nid mais sa position dans la colonie et son rôle au sein d’icelle sont à reconquérir chaque jour, ils sont moins assurés que ceux de la reine des abeilles qui, elle, n’a plus qu’à obéir à la volonté d’un peuple énorme qui la dirige. Chez les abeilles mellifères on a l’impression d’une reine qui « règne mais ne gouverne pas »; chez les bourdons celle d’une femelle fondatrice, fécondée et dominante mais dont la domination est parfois difficile face à d’autres femelles non fécondées qui croissent en indiscipline à mesure que le temps passe. Cela étant, cette opposition abeille mellifère / abeille bourdon doit sans doute être nuancée : les rapports de force ne sont pas comparables si on se rappelle :
- les différences de durée de vie et d’activité (5 ans dans un cas, 1 saison dans l’autre),
- les différences de taille du peuple (quelques dizaines d’ouvrières dans un cas, quelques dizaines de milliers dans l’autre).
Comme chez les abeilles, les autres femelles sont handicapées par leur infertilité partielle et provisoire : elles ne pourront de toute façon que pondre des mâles… si la reine les laisse pondre un jour ! (Mais si leur reine ne les laisse pas pondre, il est possible qu’elles aillent pondre un jour ailleurs ! Nous verrons cela plus tard.)
A suivre :
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (3e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (4e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (5e partie)
Vous pouvez aussi (re)lire :
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (1e partie)
- DUCHATEAU, Marie José, Hayo H. W. VELTHUIS & Jacobus J. BOOMSMA. « Sex ratio variation in the bumblebee Bombus terrestris », Behavioral Ecology 15-1 p.71-82
- J. J. BOOMSMA. Zoological Institute, University of Copenhagen, DK-2100 Copenhagen. Email :
Compléments :
La majorité des sites web consacrés exclusivement à Bombus provenaient jusqu’ici du domaine linguistique allemand, avec parfois des traductions françaises partielles. Signalons un site récent italien, encore en développement mais de grande qualité : www.bombus.it. On remarquera en particulier une importante collection de photographies au microscopes des organes des principales espèces de bourdons : www.bombus.it/index.php?pag=microfoto