LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NOTRES (5ème partie)

Photo ci-dessus : Bombus pascuorum © Wikipedia Commons

Abeilles sociales annuelles, les bourdons (Bombus) partagent certaines habitudes comportementales avec nos abeilles mellifères. Bosseurs infatigables – plus qu’Apis mellifera, peut-être parce que moins doués au départ -, plus résistants au froid et moins à la chaleur, membres d’une société beaucoup plus petite, beaucoup plus hiérarchisée mais beaucoup moins stable, il ont encore d’autres caractéristiques qui seront elles-mêmes à nuancer selon les diverses espèces.
Voici la cinquième partie de la série (on trouvera en bas de page, les liens avec les autres parties)

HYPOGLYCEMIQUE COMME UN BOURDON

On voit parfois lors de floraisons tardives de certains tilleuls argentés, dans des zones pauvres par ailleurs en butin, un grand nombre de bourdons (parfois d’abeilles) morts ou en train de mourir sous l’arbre. On a longtemps mis en cause l’arbre lui-même qui aurait un nectar particulier. Selon certains apiculteurs, ceci se produit parfois lorsque les bourdons sont tout simplement affaiblis et en manque d’énergie : Si on ramasse les insectes sous l’arbre, qu’on les met dans une coupelle avec un peu d’eau sucrée, ils repartiront de plus belle. On pense qu’ils auraient trop présumé de leurs forces, consommé toute leur énergie pour venir jusqu’à cette miellée assez pauvre et que celle-ci se révèle soudain beaucoup plus faible que prévue, ne serait ce que par suite du grand nombre de butineurs. Ne trouvant rien d’autre à proximité, les bourdons font une hypoglycémie ! A vérifier tout de même.

GENTIL COMME UN BOURDON

Les bourdons peuvent-ils vraiment piquer ? Oui et, quand ils le font, certains font sensiblement plus mal qu’une abeille. Les bourdons, comme les abeilles mellifères, ont bien un dard (sauf les mâles bien sur !) mais, dans la plupart des espèces, ils n’arrivent pas toujours vraiment à s’en servir car l’appareil musculaire qui leur permettrait de s’en servir est généralement très déficient. Un bourdon terrestre posé sur votre bras éprouve souvent des difficultés à vous piquer. Par contre, s’il peut prendre appui sur quelque chose de dur pour s’y adosser… par exemple, en tant que prisonnier bien serré à l’intérieur d’une main refermée … Essayez donc pour voir !
L’attitude de défense des bourdons est très caractéristique : ils lèvent d’abord une patte médiane en direction de la menace, bourdonnent furieusement et laissent voir leur arrière-train (y compris les mâles qui n’ont pourtant pas de dard !). C’est seulement dans les cas les plus extrêmes qu’ils se mettront carrément sur le dos, ce qui veut indiquer qu’ils sont vraiment disposés à piquer. Mais le bourdon est un être généralement débonnaire, plus proche du frelon « relax » (mais si, mais si…) que de la guêpe nettement plus défensive. Au moins tant qu’on ne détruit pas son nid par inadvertance.

BOURDONS COUCOU : UN SQUATTEUR SANS COMPLEXE

Les Bombus ont un frère ennemi, le Psithyrus ou bourdon-coucou. Le bourdon-coucou hiverne plus longtemps. La reine se réveille plus tard et s’installe en « squatteuse » puis en conquérante dans un nid en début de fonctionnement. Elle amadouera la reine en place et les premières ouvrières du peuple en frottant systématiquement sa tête contre elles, ce qui lui permet peut-être de s’imprégner des phéromones du peuple. Elle commence alors à détruire les œufs du propriétaire, à agresser, parfois à tuer les ouvrières qui s’insurgent et elle finira souvent par réduire la colonie entière en esclavage. Elle lui fait alors couver ses propres œufs. La colonie d’origine sera peu à peu ainsi remplacée et finalement éliminée. La reine coucou ne pond pas d’ouvrières (de femelles stériles) mais tout de suite des mâles et des femelles fertiles qui partent s’accoupler. Si la reine d’origine n’a pas été tuée dans la conquête (ce qui est généralement le cas), elle sera réduite en esclavage comme ses filles stériles et les œufs qu’elle continue éventuellement à pondre seront systématiquement détruits par la nouvelle reine. Même si la conquête n’est pas totale, le squattage et les conflits qui s’ensuivent affaiblissent le peuple d’origine qui produira moins d’insectes sexués, voire pas du tout ; les « coucous » eux seront d’autant plus nombreux qu’ils profitent, et du butin rapporté, et des soins du couvain que continuent à fournir les ouvrières du peuple initial.
Les diverses espèces de Psythirus (une dizaine dans nos pays) n’ont pas, sur leurs pattes arrière, les corbiculae nécessaires à la récolte de pollen. Elles n’en ont pas besoin puisqu’elles n’ont pas d’ouvrières. Leurs pattes sont plus longues, leurs mandibules plus fortes, leur poil plus irrégulier avec un dos parfois pelé, leurs ailes teintées d’un bleu sombre plus brillant.

Ce parasitisme est également connu chez certaines guêpes. Mais même à l’intérieur de l’espèce Bombus terrestris, on constate d’étranges cas de parasitisme social. Le site allemand aktion.hummelschutz.de avait rendu compte naguère d’une étude faite en juillet 2004 par des Britanniques :
Andrew Bourke, rédacteur en chef de Behavioural Economy (Oxford University Press) et membre de la Société Zoologique de Londres, a étudié l’ADN des bourdons mâles (drones) trouvés dans 32 colonies de bourdons terrestres. Chaque colonie avait été créée à partir d’une reine capturée au printemps « dans la verte » et, bien que logées dans des boites à la fenêtre d’un labo, toutes avaient un accès direct à l’extérieur par un simple tube. Sur un total de 7916 mâles, 81 mâles n’étaient pas fils de la reine de la colonie. Ces 81 mâles se trouvaient dans 17 colonies sur 32 (soit 1 sur 2). Ce qui est plus étonnant c’est que 28 des ces mâles étaient fils d’une ouvrière du nid concerné, (ce qui est conforme à cette indiscipline des ouvrières citée plus haut) mais que les 53 restants provenaient donc d’œufs pondus dans le nid par une étrangère à la colonie, puis couvés et élevés par la colonie ! Même si ce n’est pas énorme (ça fait à peu près du 1% d’allogènes, mais répartis dans un nid sur 2 tout de même !), la chose est inattendue. Les chercheurs ont essayé de voir d’où venaient ces – comment dire ? « pondeuses en dissidence » ? « pondeuses furtives » ? – en anglais, ils parlent simplement de drifter workers, d’ouvrières en dérive comme cela arrive aux butineuses que le vent ou la hâte fait dériver lors du retour aux ruches. Le résultat est intéressant : sur 53 mâles allogènes, 31 proviennent d’au moins 14 colonies de l’échantillon et 9 de colonies hors échantillon (extérieures au labo donc). Les 13 mâles allogènes peuvent venir d’une (ou plus) autre colonie de l’échantillon. L’étude des ouvrières à l’intérieur des colonies semble indiquer que certains peuples – plus dynamiques, plus « migrateurs », dirigés par une reine plus stricte (?) ou simplement moins bien placés dans le réseau des ouvertures (?) – perdent plus d’ouvrières en dérive qu’ils n’en reçoivent. Quoique…l’étude de la dérive obéit peut-être aussi à d’autres facteurs puisque dans les serres qui utilisent des boites à bourdons empilées pour la pollinisation des cultures, on constate aussi une dérive systématique vers le haut de la pile.

LABORIEUX COMME UN BOURDON

Pour bien faire, il ne faut pas faire trop vite. C’est ainsi qu’un bourdon qui croise au dessus d’une prairie prend tout son temps. En effet il doit laisser à son cerveau le temps d’enregistrer et d’identifier les fleurs qu’il survole, y compris les fleurs isolées. Là encore, c’est l’équipe de Jürgen Tautz à Würzburg qui avait mis la chose en évidence à l’aide de prairies artificielles. Un bourdon peut atteindre la vitesse de 20km par heure. Mais pour que ses yeux et son cerveau puissent bien enregistrer les possibilités d’une prairie par exemple, la vitesse de croisière descendra à une centaine de mètres par heure seulement. En effet les bourdons ne disposent que de deux canaux neuronaux assez lents par lesquels transite l’information qui va des yeux au cerveau. Le premier canal transmet en un 5 000ème de seconde la découverte d’une nouvelle fleur. Mais l’information transmise est relativement imprécise en matière de couleur et elle devra être complétée par ce que transmet le second canal, sensiblement plus lent mais moins susceptible d’erreurs. Donc plus les fleurs sont petites, plus les couleurs en sont difficiles à repérer, plus le cerveau du bourdon lui intimera l’ordre de ralentir son allure de vol pour mieux enregistrer les choses à voir. Mais au fond, ralentir l’allure pour mieux voir les détails, n’est ce pas ce que fait tout automobiliste sensé chaque fois qu’il traverse un campus de jeunes filles ?
On aurait bien tort de reprocher sa lenteur au bourdon. Comme me le disait un de ses défenseurs systématiques et passionnés, vexé de voir mettre en doute les capacités de son insecte favori :  De toute façon, si un humain devait repérer une à une les fleurs d’une prairie comme le fait le bourdon, il volerait certainement encore plus lentement ! L’argument est imparable.

Simonpierre DELORME   ()

 

Cet article, paru dans Abeilles & fleurs N° 710 (2009), est le dernier d’une série de cinq.

Tous les autres articles sur les bourdons sont disponibles dans la rubrique « Biologie & comportement » section « Autres abeilles / hyménoptères ».

LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (1e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (2e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (3e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (4e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (5e partie)